Quelque chose

Quelque chose m'échappe 
Mais quoi
Quelque chose s'échappe
On est nus devant la colonne dorienne
En matière expansée 
De nos ventres ouverts s'expulsent des humeurs
Quelqu'un offre à boire
J'ai oublié son visage

D'ailleurs j'ai tout oublié
J'ai une mauvaise mémoire de l'avenir

Deux minutes

Mon réveil sonne à six heures cinquante. Ensuite l'alarme de mon téléphone. A cinquante-cinq. Immédiatement je pose un pied au sol. Je suis prêt, grâce à la première sonnerie. Parfois j’ai presque l’impression d’anticiper. La plante de mon pied sur le sol, ce contact, synchrone dès la première seconde. Plus c’est ajusté, meilleure sera ma journée. Les premiers instants. C’est très important. Mais sans tricherie, sans tricher. Je me le dis tous les matins, dans un demi-sommeil. Ne pose pas le pied avant la sonnerie. Toujours après, ou juste en même temps. Un quart de seconde avant est un gâchis bien plus grand que quatre secondes après. Tu veux que les choses se passent bien. Tu sais que le début de la journée est difficile. Je ne vais pas la foutre en l’air dès le début, pour une simple question d’orgueil. Mieux vaut jouer la prudence. D’autant que tu n’as pas besoin de te lever à cette heure. Tu le sais. Mais je ne parviens pas à faire autrement. Une journée ça démarre à sept heures. La circulation, les gens qui partent au travail, les enfants sur le chemin de l’école, les chambres aérées, les volets ouverts. Tu ne pourrais pas dormir plus tard. Ce serait faire injure au monde. Tu veux rester solidaire de son rythme. Sept heures, c’est le rythme du monde. Et ce soir tu essaieras peut-être de faire autrement, sans forcer. Ca ne sert à rien. Prends une douche. Évidemment. Une douche c'est indispensable pour un début de journée. Mais je dois faire très attention. Une douche ratée, ça peut tout gâcher. Avoir des conséquences désastreuses. Imaginons que je me sente mal. Sous la douche. Mon téléphone doit rester accessible. Sur le petit meuble, juste à côté. J'y plie la serviette rouge, pour pouvoir avoir les main sèches. J'y pose aussi un verre d'eau froide, en cas de malaise. Avec quelques médicaments d'urgence, dans une boîte en plastique. Il faut suffisamment d'espace entre les choses, mais sans trop les rapprocher du bord. Je me suis déjà souvent fait la remarque. Ce meuble est un peu trop petit. Une quinzaine de centimètres. Tu n'avais qu'à pas changer de boîte, l'ancienne était parfaite. Oui. Tu pourrais reprendre l'ancienne. Elle n'est pas en plastique. Et si près de l'eau. Mais il n'est jamais rien arrivé. Si près de l'eau. Ça m'a coûté d'en changer, je ne pense pas avoir le courage de faire le chemin inverse. L'eau est à la bonne température. Tu la laisses toujours couler pendant que tu te déshabilles. Ça permet de vérifier qu'il n'y a pas de variations. C'est important. Je gaspille du temps à positionner mes vêtements, je pourrais peut-être la démarrer un peu plus tard. Tu te le dis tous les jours. Tu sais que tu ne changeras pas ça. Concentre-toi plutôt sur la boîte. Revenir à l'ancienne. Tu l'as déjà eue, c'est pas comme si c'était nouveau. Sans doute. Je n'arrive pas à y penser sous la douche, à cause du temps. Je dois le compter, comme je n'ai plus l'information. Je me le dis souvent. Être nu, c'est une épreuve. À la merci. Tu ne peux plus compter que sur ton esprit. Je compte, oui. Je compte cinq minutes. Trois cent cinquante secondes. Il ne m'en faut pas plus. Lavé rincé. Si j'avais eu une montre qui résiste à l'eau. Je crois que mon père en avait une. Elle est peut-être à la cave. Tu pourrais aller voir, un jour. Imagine le changement. Essuie-toi mieux. Tu as le temps. Tu vois l'heure à présent. Avoir une montre qui résiste à l'eau. Oui. Ça changerait beaucoup les choses. Ce moment du matin. Bouleversé. Une plus grande disponibilité d'esprit, pendant ces cinq minutes. La possibilité d'élaborer des projets. Nu. C'est presque inimaginable. Tu pourrais penser. Par exemple à ce changement de boîte. Tu pourrais soupeser le pour et le contre. Sans compter. Mais qu'est-ce que ça changerait. Au final. Si c'est la boîte en plastique qui l'emporte. Dans ce cas le meuble sera un peu petit. Et tu sais très bien que tu ne changeras pas de meuble. C'est beaucoup trop compliqué. C'est carrément de l'ordre du fantasme. Donc remets cette foutue boîte en carton. Ça t'évitera de devoir aller chercher cette montre. Je m'énerve. C'est pas bon. J'avais l'impression d'être juste, au réveil. La plante de mon pied sur le plancher. Et voilà que je me retrouve acculé à changer la boîte. Je ne vois pas d'autre solution. Bois ton café. Ne perds pas le reste de vue. Tu as mis le lait du mauvais côté de la table. Merde. Ça dérape. J'ai du devancer la deuxième sonnerie sans m'en rendre compte. Un quart de seconde trop tôt. Je ne l'ai pas senti. Merde. Je ne triche pas. Chaque matin, je me force à ne pas tricher. Merde. Ça va dégénérer. Il faut que j'appelle quelqu'un. Non. Ce serait pire. Replace le lait. Calme-toi. Je ne vais pas m'en sortir. Je le sens. Replace le lait. Prends ton téléphone avec toi, et fais le tour de la table. Ça ne changera rien. Ensuite tu reviens t'asseoir à ta place. Tu profiteras de la vue. Comme tous les matins. La journée qui commence. Oublie cette fichue boîte, pour le moment. Tu y penseras plus tard. Prends ton téléphone. Le tour de la table. Le lait. Je préfère ça. Rien n'est tombé du meuble, tout à l'heure. Donc il n'est pas si petit que ça. Tu en auras la confirmation demain matin. Oublie la boîte. Il suffit d'être synchrone. Oublie la boîte. Avec la plante du pied. Et plier correctement la serviette ce soir. Je me sens mieux. Quel poids en moins. Je me sens mieux. Cette décision. Elle m'allège. J'ai fait le tour de la table, pour replacer le lait. C'est déjà bien assez pour aujourd'hui. Il est sept heure dix-huit. Il te reste encore deux minutes avant de ranger la tasse. Deux minutes. Malgré toute cette histoire. Regarde un peu dehors. Dehors. Deux minutes. De liberté.

Bateau

Je devrais réfléchir je me dis. Je devrais avoir moins froid. Aux yeux, par exemple. Je devrais affûter. Je devrais décider. Je devrais consulter une carte. Mais les yeux fermés. Mais l'esprit ouvert. Mais sans rien de tracé. Mais à l'envers. Je devrais décortiquer jusqu'en dessous des pelures. Je devrais m'inspirer de la sueur. Je devrais boire sans sucre. Mais avec suc. Mais pas de travers. Mais pouvoir cracher. Mais savoir avaler. Je devrais dire un chiffre. Par exemple 473. Puis je devrais être à la hauteur. Je devrais choisir. Mais les yeux ouverts. Mais les différences valent bien les finitudes. Mais pour un court instant, nous devenons l'âme de nos ancêtres. Mais ce n'est pas seulement une question de gène. Je devrais moins geindre, d'ailleurs. Écouter le son d'un pas. Écouter l'ancre qui parle à la baleine. C'est plus fort que 


Je devrais faire tout ce que j'ai. Je devrais quitter la route où il y a des lignes. Je devrais avoir quelques certitudes, dont je ferais des bouées. Des bouées dans la boue. Je devrais mettre du panache dans mon eau dans mon vin. Je devrais rester à sa place en silence. Je devrais moins serrer les fesses. Je devrais être trash-stylé-insupportable-mais-tellement-formidable. Je devrais aimer ma bite à la sortie de ma douche. Je devrais buter la gueule du facteur demain, et voler l'enveloppe. Me débarrasser de l'enveloppe. Et sous elle trouver qui je suis. Mais les yeux dans les yeux. Mais sans faillir. Mais ouvrir mes failles. Pour qu'on les prenne pour des falaises. Pour qu'on n'en sache qu'une à la fois. Pour qu'on en sache pas le bout. Je devrais aligner des notes. Je devrais mélanger des choses incurables. Je devrais voir le programme qui suit en version originale.

Je devrais dormir dessus.
Mais les yeux hors des yeux.
Ailleurs.
Sur la mer.
Pêcher un poisson.