extrait des "dernières nouvelles de la mort"
Epilogue
d’aussi loin que je m’en souvienne
Je suis dans le porche d’entrée, je
fume une cigarette avec un ami, nous parlons de tout et de rien, plus
loin les enfants jouent, d’autres personnes vont et viennent, j’ai
toujours cette douleur dans l’arrière de la gorge qui monte dans
la tête mais je la connais tellement bien, il y a un vent légèrement
piquant qui entre par bouffées fraîches, c’est pas désagréable,
ça fait tressaillir les arbres des jardins alentours, J. me raconte
le film d’hier, un chien aboie.
Puis ce truc m’arrive. Je l’ai eu
des dizaines de fois, il dure entre une et trente secondes, et plus
il est long plus c’est angoissant. Ma gorge s’ouvre dans une
sorte de contraction inversée, elle libère brutalement un espace
sombre et infini en moi, qui avale ma conscience par l’intérieur.
A cet instant je ne sais plus m’attacher à quoi que ce soit de
réel qui me parvient, la voix de J., le sens de ses mots, le vent
froid, les cris d’enfants. Une petite partie de moi, logée je ne
sais où, me parle et lutte, me dit de penser à des choses
importantes ou ridicules mais vraies, mes enfants, mes amours, mon
téléphone dans ma poche, la base de mes cheveux qui me fait mal,
l’alternance des jours et des nuits, ma grand-mère qui passe la
main entre les barreaux de l’escalier pour attraper les pieds de ma
sœur et les miens il y a trente-cinq ans. Mais le combat est inégal,
l’espace sombre se dilate encore et aspire la réalité comme les
souvenirs, jusqu’à ce que plus rien ne puisse faire office de
point d’ancrage, je pense que je vais mourir à la prochaine
contraction, je suis paralysé et je chute dans ma propre implosion,
mon cœur fait une apnée, mon esprit se désagrège, je crois dire
que ça ne va pas à J. mais en réalité je le regarde encore
simplement en acquiesçant vaguement à ce que je n’entends plus de
son histoire, et aucun mot ne sort de ma bouche. L’univers me
semble absurde et atomisé, ma petite voix qui lutte s’étrangle et
pleure, tes enfants, tes amours, tes pieds sur le sol, rien n’y
fait, je serre mon téléphone dans ma poche, je pense qu'au cas où
je crève, je pourrai toujours appeler quelqu'un.
Appeler quelqu'un.
Au cas où je crève.
Je me sens aussi con que la chasse d'eau automatique d'un urinoir public.
Au cas où je crève.
Je me sens aussi con que la chasse d'eau automatique d'un urinoir public.
Un urinoir public, l’odeur de pisse,
le loquet qui ferme la porte, l’inscription « libre-occupé »,
l’idée que je pourrais aussi aller pisser, un peu plus tard, que
donc il y a la possibilité d’un plus tard, que tout n’est pas
fini par la grâce de ma vessie : voilà ce qui me sauve ce
jour-là.
Si un jour rien ne me sauve, que
j’abandonne ma petite voix jusqu’à l’effondrement, si la
deuxième ou troisième contraction m’aspire jusqu’à l’horizon
noir, alors je visiterai la mort et son informité, et je laisserai
derrière moi la splendeur de l’alternance et de la diversité.
J’espère pas demain.
la main la bouche le mot
Eve : C’est votre
jardin ?
M. Bhà : Oui,
mademoiselle.
Eve : Ah… C’est
bien… C’est beau… Mais qu’est-ce que je fais dans votre
jardin, moi ?
M. Bhà : Vous vous
étiez perdue, sans doute. Ou peut-être vouliez-vous que monsieur
Bhà vous raconte une histoire ?
Eve : Oui, pourquoi
pas…
M. Bhà : Alors,
mademoiselle, écoutez l’histoire de cet ancien chef de tribu, un
très vieil homme, si faible et si vieux qu’il ne pouvait plus
marcher. Ses quatre filles et sept fils l’avaient tous quittés
pour fonder un nouveau foyer. Tous étaient contrariés qu’il vive
aussi longtemps, et s’ils le nourrissaient encore un peu, ils ne
lui donnaient rien pour se vêtir. Très gêné par sa nudité, le
vieil homme restait assis dans une rivière, accoudé sur une pierre
plate à méditer, sa tête vénérable exposée au soleil et son
corps aux remous de l’eau. Les enfants venaient de temps en temps
lui jeter de la nourriture, mais ils souhaitaient le voir mourir. Les
jours et les semaines passèrent et bizarrement, l’homme reprit peu
à peu des forces, et son corps se métamorphosa petit à petit. Ses
rides se transformèrent en écailles, sa peau s’épaissit et
devint luisante, ses bras et ses jambes raccourcirent, sa tête
s’aplatit sur la pierre. Ses yeux, à force de guetter la venue de
ses enfants, sortirent de leurs orbites. Ses mâchoires s’élargirent
à cause de la faim. Pour terminer, ses fesses se soudèrent et
furent prolongées par une queue.
Eve : Oh…
M. Bhà : Les enfants
furent bien embarrassés. Ils l’appelèrent de la berge : « Père,
tu n’as manifestement plus l’intention de mourir. Sors de la
rivière et reviens vers nous. Nous te donnerons des vêtements. ».
Le vieux bailla de sa bouche énorme, garnie de deux rangées de
dents longues et acérées. Puis il dit : « Trop tard.
Vous n’avez pas eu pitié de moi. A présent que je suis une autre
créature, je ne peux revenir avec vous. Je vais prendre une épouse
dans la rivière ». Les enfants se mirent à rire : « Tu
n’en trouveras jamais » dirent-ils, « Tu es bien trop
pauvre et trop laid ! ». « Je vais demander au
Varan », répondit l’homme-créature avec calme. « Elle
partagera ma couche à l’embouchure de la rivière. Nos descendants
seront à la fois de la terre et des eaux. Ce seront des êtres
voraces, qui ne craindront pas le soleil et nageront parfaitement.
Ils auront le sang froid, leur queue sera couverte d’écailles, et
leurs mâchoires capables de broyer vos os. Et je leur permettrai de
vous dévorer, vous, vos enfants, les enfants de vos enfants et leur
descendance, de génération en génération ».
Eve : Et vous,
là-dedans ?
M. Bhà : Moi ?
Eve : Et bien oui,
vous n’intervenez pas, dans votre histoire ?
M. Bhà : Cette
histoire ne m’appartient pas, mademoiselle. Cependant, la personne
qui est poursuivie par un crocodile a tendance à se perdre. Et la
personne qui se perd trouvera refuge dans mon jardin.
Eve : Je suis
poursuivie par un crocodile, je crois qu’on peut dire ça…
M. Bhà : Alors bienvenue chez moi, mademoiselle.
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