Eve : C’est votre
jardin ?
M. Bhà : Oui,
mademoiselle.
Eve : Ah… C’est
bien… C’est beau… Mais qu’est-ce que je fais dans votre
jardin, moi ?
M. Bhà : Vous vous
étiez perdue, sans doute. Ou peut-être vouliez-vous que monsieur
Bhà vous raconte une histoire ?
Eve : Oui, pourquoi
pas…
M. Bhà : Alors,
mademoiselle, écoutez l’histoire de cet ancien chef de tribu, un
très vieil homme, si faible et si vieux qu’il ne pouvait plus
marcher. Ses quatre filles et sept fils l’avaient tous quittés
pour fonder un nouveau foyer. Tous étaient contrariés qu’il vive
aussi longtemps, et s’ils le nourrissaient encore un peu, ils ne
lui donnaient rien pour se vêtir. Très gêné par sa nudité, le
vieil homme restait assis dans une rivière, accoudé sur une pierre
plate à méditer, sa tête vénérable exposée au soleil et son
corps aux remous de l’eau. Les enfants venaient de temps en temps
lui jeter de la nourriture, mais ils souhaitaient le voir mourir. Les
jours et les semaines passèrent et bizarrement, l’homme reprit peu
à peu des forces, et son corps se métamorphosa petit à petit. Ses
rides se transformèrent en écailles, sa peau s’épaissit et
devint luisante, ses bras et ses jambes raccourcirent, sa tête
s’aplatit sur la pierre. Ses yeux, à force de guetter la venue de
ses enfants, sortirent de leurs orbites. Ses mâchoires s’élargirent
à cause de la faim. Pour terminer, ses fesses se soudèrent et
furent prolongées par une queue.
Eve : Oh…
M. Bhà : Les enfants
furent bien embarrassés. Ils l’appelèrent de la berge : « Père,
tu n’as manifestement plus l’intention de mourir. Sors de la
rivière et reviens vers nous. Nous te donnerons des vêtements. ».
Le vieux bailla de sa bouche énorme, garnie de deux rangées de
dents longues et acérées. Puis il dit : « Trop tard.
Vous n’avez pas eu pitié de moi. A présent que je suis une autre
créature, je ne peux revenir avec vous. Je vais prendre une épouse
dans la rivière ». Les enfants se mirent à rire : « Tu
n’en trouveras jamais » dirent-ils, « Tu es bien trop
pauvre et trop laid ! ». « Je vais demander au
Varan », répondit l’homme-créature avec calme. « Elle
partagera ma couche à l’embouchure de la rivière. Nos descendants
seront à la fois de la terre et des eaux. Ce seront des êtres
voraces, qui ne craindront pas le soleil et nageront parfaitement.
Ils auront le sang froid, leur queue sera couverte d’écailles, et
leurs mâchoires capables de broyer vos os. Et je leur permettrai de
vous dévorer, vous, vos enfants, les enfants de vos enfants et leur
descendance, de génération en génération ».
Eve : Et vous,
là-dedans ?
M. Bhà : Moi ?
Eve : Et bien oui,
vous n’intervenez pas, dans votre histoire ?
M. Bhà : Cette
histoire ne m’appartient pas, mademoiselle. Cependant, la personne
qui est poursuivie par un crocodile a tendance à se perdre. Et la
personne qui se perd trouvera refuge dans mon jardin.
Eve : Je suis
poursuivie par un crocodile, je crois qu’on peut dire ça…
M. Bhà : Alors bienvenue chez moi, mademoiselle.