Journal de (trop près du) bord #01

Je cherche dévasté des visages pour m'y loger, et dans mes hébétudes je croise aussi des cadavres sur le sol de la salle à manger, proprement étendus sur du plastique transparent.

Si je veux fuir c'est par asphyxie, mais pourtant à l'arrière-plan tout est clair et ordonné comme la liste des courses, je distingue chaque chose dans sa singularité, tout est encore sur le fil, oui, tout est fragile, oui, je m'étonne encore à chaque instant de la formidable complexité du monde, et de la formidable complexité d'une toute petite portion du monde, et d'une toute petite portion de cette portion.

La première histoire dont je me souvienne est celle que me racontait ma mère, d'une goutte de miel dont la chute est à l'origine d'un engrenage menant à une guerre sanguinaire. Depuis l'enfance j'ai cette faculté de percevoir instantanément l'organigramme des causes et conséquences dans une simple succession, jusqu'à l'accomplissement, une évidence, une vision limpide.

La route qui mène chez toi est tellement étrange et asymétrique que je me suis perdu.
Sur le bas côté je croise un oiseau mort, il m'appelle, il me parle avec une voix désagréable, il me dit que mon haleine pue et me conseille de croquer un grain de café. Je lui réponds  avec ma main devant la bouche, pour ne pas l'incommoder, lui qui est déjà si pourri : « Où trouverais-je un grain de café sur cette route ? » .
Alors l'oiseau mort se retourne dans un dernier spasme, et de son ventre décomposé s'extrait un insecte brun, à la carapace fendue dans la longueur comme un grain de café.
Je le saisi et le mange, il explose entre mes dents, j'ai la bouche pleine de ses entrailles liquides, je marche encore un peu sur la route mais je sens la peur se répandre en moi comme le poison dans le sang, je rebrousse chemin.


Depuis, je ne suis plus très sûr d'être rentré chez moi, je ne reconnais pas vraiment mon appartement, ni la peau des autres femmes, ni l'odeur de ma propre bouche.