Bien. J’aimerais te parler un instant, c’est parfait, tu es assise de l’autre côté de la pelouse, et en plus tu me tournes le dos, il n’y a pas de grand risque que je te dérange, mais je vais quand même te parler à voix basse, pour être sûr, et je remuerai peu les lèvres, car cette dame à côté de moi me scrute le visage par-dessus son livre à l’eau de Cologne, elle veut me prendre en flagrant délit de déraison, alors que j’ai toutes les raisons du monde de te parler, mais comment pourrait elle comprendre qu’on puisse à ce point aimer une femme assise de l’autre côté d’une pelouse, et qui de surcroît vous tourne le dos ? C’est parce qu’elle ne voit pas que tu penches légèrement la tête, ce qui veut dire à l’évidence que tu entends le piano, ses notes retenues dans les aigus, ses résonances clairsemées qui vont si bien avec les bruits alentours, les sons en forme de passages, les pas, les cris d’enfants, les roues du vélo, tu entends la musique qui se dépose dans les interstices, et les quelques réponses graves qui te font baisser les yeux, et qui ramènent par vagues des mélancolies du passé. J’écoute avec toi ces accords suspendus, je cherche ta nuque à travers tes cheveux, je t’aime comme tu es assise là, oui, une jambe pliée, le coude sur le genou, la main sur la joue, dans des couleurs d’automne, comme cette musique, elle te va si bien, elle te va si bien, elle te va, tu baisses la tête à chaque note plus grave, et j’observe ta main gauche, elle dirige les aigus, elle dirige, c’est toi qui l’engendre, j’en suis certain à présent, j’entends cette musique depuis des jours, des semaines, des mois je ne sais plus, mais elle venait de toi, là encore les notes s’emballent un instant quand tu passes ta main dans les cheveux, cette musique qui me hante et que je n’arrivais pas à taire, elle vient de toi, tu baisses les yeux et encore une note grave, j’aurais pu errer des années sans te croiser, et devenir fou de ne pouvoir y mettre fin, devenir fou de ne pouvoir y mettre fin, devenir fou. Je ne remue plus les lèvres depuis quelques minutes, je reste ainsi, ainsi, invisible jusqu’à ce que la dame à l’œil scrutateur m’oublie dans son roman, puis je traverserai la pelouse, je traverserai, j’écouterai une dernière fois avec toi ces accords suspendus, et je chercherai ta nuque à travers tes cheveux noirs, jusqu’au silence, jusqu'au silence.