Train de vie


Je ne suis jamais allé bien loin. Les environs, oui, les champs, le village aujourd'hui presque entièrement déserté, la petite forêt de feuillus, le lac. Rien de plus. Et puis là le paternel me convoque, et avec sa grimace de vieux bougre il me dit de partir. J'ouvre la bouche pour protester mais déjà il me pousse dehors, me glisse une photo de ma mère dans la poche, m'embrasse pour la première fois depuis dix ans au moins et me voilà sur le quai de la gare. Pourquoi les choses vont-elles si vite. Pourquoi tant d'ellipses, de raccourcis, quand on voudrait justement analyser la situation avec calme. Pourquoi suis-je déjà dans le train, moi qui n'ai jamais quitté ma maison. Cette quête n'est pas la mienne. Je regarde par la fenêtre, fasciné par le déroulé du paysage et des événements. Dans un train, pour la première fois de ma vie. J'ai tellement peur de perdre mon billet que je n'ose pas le ranger quelque part. Je le tiens serré dans ma main, le front collé à la vitre, les yeux dans l'alternance de l'extérieur. Dans le train il fait chaud, ce n'est pas un très grand train, il ne va pas très vite, il n'est pas très neuf, pas très moderne, il fait beaucoup de bruit, une boucle régulière, profonde et apaisante à la longue. Je suis seul dans le wagon. Je relâche mes doigts, glisse mon billet en poche, à côté de la photo de ma mère. La seule photo d'elle que je connaisse. Elle s'y tient droite, une main sur la hanche, un large chapeau de paille sur la tête, des cheveux noirs en bataille qui dégringolent sur ses épaules nues. Elle porte une robe de tissu bariolé, des bottes jaunes, des bracelets et des colliers. J'ai toujours pensé que cette photo était une photo de magasine à laquelle s'accrochait le vieux bougre, pour s'inventer un passé plus coloré et pour m'inventer une descendance plus brillante. Une illusion. Je reste quelques instants le regard planté dans cette exubérance, puis mes yeux replongent dans le défilé des paysages. 
Combien de temps se passe. Je n'en sais rien.
Nous passons quelques gares, sans jamais s'arrêter. Je suppose que la ville est encore loin. Je mange un biscuit. 
Puis le contrôleur. 
L'entrée du contrôleur. Et la sensation que quelque chose bascule avec son apparition. D'abord le son. Il ouvre d'un coup la porte du fond du wagon, et le son redouble de puissance, s'épanouit soudain dans les aigus, me tire brusquement de ma torpeur. Dans ce bruit devenu assourdissant, je vois sa silhouette en contrejour, il est énorme dans cette petite porte, le bras tendu pour la maintenir ouverte, et le vent s'engouffre avec lui, le vent est avec lui, il reste quelques instants dans l'embrasure de la porte, sa masse extraordinaire, ce vent, ce bruit, cette lumière, c'est le dieu de ce train, c'est l'homme de ce train, c'est l'animal de ce train, c'est l'histoire de ce train, c'est la légende, le mythe ancestral, le souffle, la puissance, les pistons, la vapeur, la fusion, le cri, la voie, le métal et le bois, le charbon, la terre parcourue, divisée, les bisons massacrés, les larmes et la sueur des esclaves, l'esprit du train. Puis il ferme la porte. J'ai l'impression que mes oreilles se bouchent. Que le temps se dilate. Les quinze pas du contrôleur pour arriver jusqu'à moi. Je perçois la moindre ondulation de ses vêtements. La veste de contrôleur ouverte sur une chemise blanche épaisse, ouverte jusqu'au troisième bouton. Il est dans la force de l'âge, ses cheveux blond pâle en bataille s'évadent de sa casquette de contrôleur. Il a du ventre, de la chair, un pantalon de contrôleur gris orné d'une bande rouge, à sa ceinture une pochette en cuir usé pour le matériel de contrôleur, bics, poinçons, carnets. Ces quinze pas durent quinze ans. Toute sa présence, toute la profondeur primitive de sa chair, son regard bleu-gris qui a gardé cette mémoire, me font sentir si faible, si tordu sur ma banquette, si petit, perdu, faillible. Il s'arrête un instant devant moi avant de parler, un instant qui dure cinq ans de plus. Puis il parle, mais dans un premier temps je ne comprends pas avec mes oreilles bouchées, j'ai l'impression d'entendre le chant d'une baleine cosmique. J'avale ma salive. Mes oreilles se libèrent dans un léger "plop". Il dit: 
Billets s'il vous plait, trainkaartje alsjeblieft.
Je tends ma carte. Il se met à la poinçonner, trois trous, lentement, sur le bord droit. Puis il accélère et poinçonne toute la longueur de dizaines de trous. Puis il retourne la carte et recommence, plus vite, plus frénétiquement, attaque une diagonale jusqu'au centre et revient par la médiane, et là dans la pluie de confettis qui s'éparpille sur le sol je reconnais l'œil de ma mère.
Je bafouille quelque chose comme "non, stop, excusez-moi, je me suis trompé, c'est une photo, de ma mère" mais peut-être dans un autre ordre. Il lève les yeux sans s'arrêter.
Il n'y a pas de problème, monsieur, c'est en ordre.
Je n'ai pas le temps de lui fournir une explication plus ordonnée, il me rend déjà ce qui reste de la photo, un mince cadre de quelques millimètres. Un trou, bordé d'une jolie dentelle, c'est une assez bonne métaphore de ma mère aussi. J'ai sorti mon billet de ma poche, je le lui tends les yeux rivés sur ce qu'il reste de la photo au sol. Le contrôleur s'en saisi et se fige. Plus un mouvement. On passe encore une gare. Je dis " le train s'arrête avant la ville?", mais dans un premier temps il ne répond pas, le regard dans le billet. Je lève la tête. 
Il y a un problème?
Il ne quitte pas le billet des yeux.
Ce train ne s'arrête pas, monsieur
Ah mais, à la ville, alors, c'est...
Non plus.
Non plus?
Ce train ne s'arrête jamais, monsieur. C'est clairement indiqué.
Il a bien fallu qu'il s'arrête pour que je monte dedans.
Pas de réponse. Perdu dans le billet.
Ce train va bien vers la ville?
Je dois reconnaître que c'est étrange.
Quoi donc?
Pas de réponse.
Qu'est-ce qui est étrange?
J'ai cru un moment... Mais non, en fait, non...
Il me rend le billet sans l'avoir poinçonné même une fois, me regarde et dit:
Je ne connais pas cette femme, désolé.
Puis il se détourne, ouvre l'autre porte du wagon, plus proche de moi, bruit assourdissant,vent d'apocalypse, silhouette énorme dans l'embrasure, et dans ce chaos je crie "Mais alors comment on descend de ce train?", et lui, d'une voix terrible, avant de disparaître dans la lumière et le vent:
Comme on y monte, monsieur: en marche!